A retenir

• Dans les zones déglacées depuis 30 ans, on observe une colonisation extrêmement rapide par les plantes avec une diversité végétale qui s’installe en moins de 10 ans.
• Les rythmes de colonisation des plantes varient fortement en fonction des facteurs environnementaux (climat, substrat, végétation avoisinante…).
• Ces milieux émergents pourront servir de nouvelles zones refuges pour la faune arctico-alpine et constituent un nouvel enjeu de conservation de la biodiversité de demain.

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Problématique : comprendre l’évolution de la biodiversité dans les zones extrêmement dynamiques que sont les marges glaciaires

Note introductive : le terme “marge proglaciaire” est le plus correct pour un usage scientifique, et fait référence à la zone désenglacée autour du front des glaciers. Ici nous faisons le choix d’utiliser le terme raccourci de “marge glaciaire” pour désigner le même milieu.

Les marges glaciaires sont des “hotspots” de verdissement, et constituent certainement l’un des milieux le plus dynamique des Alpes d’un point de vue écologique. Le constat est clair : en lien direct avec le réchauffement, les glaciers reculent à vitesse accélérée. Les derniers modèles prédictifs élaborés par les glaciologues prédisent la fonte d’environ 50% de la surface glaciaire actuelle d’ici 2050, et jusqu’à 95% de fonte d’ici la fin du siècle dans un scénario de poursuite des émissions (Zekollari et al. 2019). Dans un tel scénario, les glaciologues s’attendent à voir l’émergence d’environ 227 000 km2 de “nouveau” terrain à l’échelle du globe d’ici la fin du siècle, ce qui équivaut à la surface du Royaume-Uni (Zimmer et al. 2021). La question se pose donc : à quoi vont ressembler ces nouveaux paysages de montagne, à quelle vitesse vont-ils évoluer, et quelle biodiversité fera suite à la glace ? Les petites plantes pionnières à l’œuvre sont clairement une des clés pour mieux comprendre l’évolution de ces écosystèmes de demain.

Les écologues se posent plusieurs questions concernant la colonisation des plantes dans ces milieux récemment désenglacés. D’abord, quel est le temps de latence, ou “lag”, entre la fonte de la glace et l’arrivée des premières plantes ? Qui sont les espèces pionnières qui arrivent en premier lieu et sont-elles toujours les mêmes d’un glacier à un autre ? Ensuite, une fois établies, à quel rythme est-ce que les plantes gagnent en hauteur, recouvrement et diversité, et encore une fois comment expliquer les éventuelles différences observées au niveau de ces rythmes de colonisation entre sites ?

Pour aborder ces différentes questions, nous avons étudié la flore de trois glaciers dans le massif du Mont-Blanc dans le cadre d’une collaboration plus large qui inclus huit marges glaciaires au niveau des Alpes, en mettant deux approches en œuvre (Bayle et al. 2022). La première approche consiste à faire des relevés botaniques le long d’une séquence de retrait glaciaire, qu’on appelle une “chronoséquence”, en se basant sur l’hypothèse que si on sait à quelle date le glacier a fondu à un endroit donné, on peut estimer le nombre d’années disponibles pour le développement de la végétation. C’est ainsi une façon de remonter le temps à travers l’espace pour mieux comprendre la succession végétale. La deuxième approche consiste à utiliser l’imagerie satellitaire disponible depuis les années 1980 pour suivre l’évolution de la végétation en temps réel, ce qui nous permet de quantifier le rythme de colonisation des plantes au fil des années. Le croisement entre ces deux approches complémentaires sur les glaciers du Tour, des Pèlerins et d’Orny nous offre quelques éléments de réponse par rapport à nos questions initiales.

Pertinence La vie dans les starting blocks : la fonte des glaces et la colonisation végétale

Pour les trois marges glaciaires investiguées dans le massif du Mont-Blanc en 2019, des plantes ont été trouvées régulièrement jusqu’au front même des glaciers. Souvent, entre 5 et 10 espèces de plantes sont présentes dans les carrés de 2×2 mètres, y compris dans la bande la plus récente (2009-2018). Dans celle-ci, la présence de végétation indique que les plantes pionnières sont capables de s’installer en moins de 10 ans dans ces milieux, qu’il faut préciser hostiles à la vie avec une absence de sol et de matière organique, un substrat qui varie entre la roche mère lisse et des blocs de granite de la taille d’une télécabine de l’Aiguille du Midi, un enneigement long, des températures froides avec des événements de gel même en été, des radiations UV très fortes, et enfin bien souvent de la pente et des processus d’érosion très actifs. Autant dire que ces petites plantes sont vaillantes et efficaces ! Il s’avère donc que ces milieux extrêmement minéraux abritent une diversité végétale non-négligeable, qui en plus est en phase d’expansion rapide.

Parmi les espèces pionnières, on trouve quelques habituées (le saxifrage à fausse mousse et la marguerite des Alpes, par exemple) mais aussi des surprises : aux glacier des Pèlerins, des arbres (bouleaux, mélèze et épicéa) et des saules arbustifs se sont installés en moins de 15 ans après la fonte des glaces. Enfin, au glacier d’Orny en Suisse et au glacier du Tour côté français, l’androsace de Saussure a été trouvée en premier rang et présente dans une zone déglacée entre 2003 et 2009. La composition floristique varie fortement entre sites, et aucun ordre de succession régulier n’a été observé.

Si la tendance générale montre une installation rapide des plantes dans les trois marges glaciaires, on observe néanmoins des vitesses différentes de colonisation selon le site. Par exemple, la hauteur et le recouvrement des canopées végétales augmentent plus rapidement au Tour par rapport aux Pèlerins et Orny, qui eux montrent une dynamique plus ralentie notamment au niveau de la croissance (verticale et horizontale). Deux hypothèses pourraient expliquer ce résultat. D’abord, le climat reste un paramètre très important et le glacier d’Orny se situe le plus haut en altitude parmi les trois, avec une marge autour de 2700m, ce qui implique un enneigement plus long et des températures estivales plus basses, et donc moins d’énergie disponible pour les plantes. La marge des Pèlerins est le plus bas des trois (2200m), et pourtant la dynamique reste bien plus lente par rapport au Tour. Une deuxième hypothèse concerne le substrat et le contexte géomorphologique - le terrain aux Pèlerins est particulièrement chaotique et instable, ce qui déstabilise les racines et perturbe la croissance végétale. Les observations sur le terrain suggèrent que la petite baisse en diversité (nb. d’espèces) et de recouvrement qu’on constate à Orny entre la bande 2003-2009 et 1984-2003 peut s’expliquer par une zone alluviale fortement brassée par un réseau de petits torrents émissaires du front du glacier. En résumé, on s’aperçoit assez vite que le temps n’explique pas tout - les rythmes de colonisation végétale sont également fortement liés au contexte climatique et géomorphologiques des marges.

Evolution des paysages et biodiversité de montagne de demain

Les observations par image satellite corroborent les résultats issus des relevés botaniques, et permettent même d’aller plus loin sur la question de temps de latence entre la fonte de la glace et l’arrivée de la végétation (Bayle et al. 2022). En effet, le satellite détecte l’arrivée de la végétation en seulement 2 à 3 ans au Tour suite à la fonte des glaces, alors que ce temps est plus long à Orny et aux Pèlerins (de 4 à 6 ans). Statistiquement, il a été possible d’expliquer ces temps de démarrage contrastés à la fois par le climat et par la proximité de végétation productive autour de la marge. En fin de compte, ces plantes pionnières s’avèrent assez disciplinées, et leurs trajectoires peuvent être en grande partie expliquées par les facteurs environnementaux de la marge comme le climat, la perturbation géomorphologique et également la végétation avoisinante.

Perspectives : un enjeu pour les territoires de montagne de demain

Mieux comprendre l’élan de la végétation suite au recul des glaciers et sur ces marges glaciaires, à la fois dans le massif du Mont-Blanc mais aussi à l’échelle des Alpes, paraît indispensable pour anticiper à quoi ressembleront les paysages alpins de demain… et même si les glaciers vont certainement nous manquer, la verdure et la pierre feront également de magnifiques éléments de paysage ! Le verdissement de ces milieux péri-glaciaires s’avère extrêmement dynamique, et dans l’espace de quelques années on observe l’émergence de nouveaux écosystèmes. Dans un contexte de changement climatique et de sécheresses de plus en plus marquées dans les années à venir, même à l’étage alpin où l’enneigement sera réduit et les canicules de plus en plus fortes, il est possible que ces terrains en aval des glaciers constituent de véritables oasis avec un débit hydrique estival assuré par la fonte de la glace en amont… en tous cas jusqu’à la disparition totale du glacier !

Il faut souligner que ces milieux servent déjà de nouvelles zones refuges pour la faune arctico-alpine, qui fuit vers les hauteurs afin de trouver de l’habitat favorable sur une montagne qui se réchauffe. Lorsque les relevés botaniques ont été réalisés, nous avons fréquemment croisé des traces d’animaux : crottes de lièvre variable, de chamois ou encore du lagopède alpin. Ceci indique que ces zones récemment déglacées deviennent des nouveaux habitats non seulement pour les plantes mais aussi pour la faune sauvage.

Enfin, les marges glaciaires et la biodiversité qu’elles abritent sont en train de devenir un nouvel enjeu de conservation. Si la première question est tout simplement de mieux connaître et de comprendre ces écosystèmes émergents, rapidement se pose celle de la conservation et la gestion des nouvelles zones auparavant enfouies sous la glace. Croiser les connaissances scientifiques avec les priorités des gestionnaires dans le contexte des marges glaciaires semble un enjeu important pour les territoires de montagne de demain.

Références

Bayle, A., Carlson, B. Z., Zimmer, A., Vallée, S., Rabatel, A., Cremonese, E., Filippa, G., Dentant, C., Randin, C., Mainetti, A., Roussel, E., Gascoin, S., Corenblit, D., and Choler, P.: Local environmental context drives heterogeneity of early succession dynamics in alpine glacier forefields, EGUsphere (preprint), https://doi.org/10.5194/egusphere-2022-1164, 2022.

Zekollari, H., Huss, M., & Farinotti, D. (2019). Modelling the future evolution of glaciers in the European Alps under the EURO-CORDEX RCM ensemble. The Cryosphere, 13(4), 1125-1146.

Zimmer, A., Beach, T., Klein, J. A., & Recharte Bullard, J. (2022). The need for stewardship of lands exposed by deglaciation from climate change. Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate Change, 13(2), e753.

Bosson, J. B., Huss, M., Cauvy-Fraunié, S., Clément, J. C., Costes, G., Fischer, M., … & Arthaud, F. (2023). Future emergence of new ecosystems caused by glacial retreat. Nature, 620(7974), 562-569.

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